Entre la poire et le fromage…


La poire « doyenné du comice »,
Angers, l’édition, Curnonsky, la Chine…

Vous connaissez tous la poire « doyenné du comice », qui est la reine de nos tables de fin d’année : cueillie à la fin de septembre, elle se consomme (après mise en réserve au fruitier) entre mi-novembre à fin décembre.

Les encyclopédies de pomologie nous la décrivent comme un « fruit volumineux à maturité dont la pelure qui se colore en jaune paille est assez épaisse. La pulpe est blanche, fondante et parfumée. ». Cultivée en altitude (en Savoie où elle dispose d’un Indication Géographique Protégée). La Comice prend une face rosée appelée « blush ». Cela sans maquillage, c’est la différence de température importante entre la nuit et le jour qui colore ainsi le fruit.

Mais quelle est son origine ? Quel est ce comice que mentionne son nom ? Et quel est le rapport entre cette poire, Angers, la littérature ou du moins les livres ?

Une poire née à Angers … et qui rayonne sur le monde !

La poire « doyenne du comice » a commencé à voir le jour vraisemblablement vers le début des années 1840 dans le Jardin du Comice Agricole à Angers (situé à l’emplacement actuel du Jardin des Beaux-Arts (boulevard du Roi-René).

Le Comice Horticole y avait effectué des semis de poiriers sans en relever le nom. Parmi ceux-ci, un jeune arbre s’était montré intéressant – porteur d’espoir. Il avait été installé dans le jardin et portait la mention “egrassot (?) n° 3”. En 1848, ce jeune arbre a commencé à produire et son fruit s’est avéré très méritant. Une année plus tard, en 1849, il y a eu de nouveaux fruits – on les a à nouveau goutés. La variété n’ayant pas évolué, on a conclu qu’elle était fixée.

André Leroy, pépiniériste et membre de la Société d’agriculture, sciences et arts d’Angers (la fameuse SASAA)  avait évalué non seulement l’apparence de cette poire et son goût, mais aussi son aptitude à la multiplication, la facilité de la greffe sur cognassier, la vigueur de l’arbre, sa fertilité, la conservation des fruits, leur résistance aux chocs du transport, etc.  Ce n’était plus le jugement d’un obtenteur amateur ou d’un producteur de fruits pour le marché local, mais bien la sélection d’une variété appelée à satisfaire le marché du pépiniériste, les exigences de l’arboriculteur et le goût du consommateur. Cette innovation variétale était d’ores et déjà destinée à une diffusion internationale.

Sa diffusion a été extraordinairement rapide. D’une part parce que Leroy  venait d’ouvrir une succursale aux États-Unis (à Rochester, État de New-York), cette variété a été très rapidement commercialisée Outre-Atlantique. Peu après, cette nouvelle variété passait en Angleterre, puis en Allemagne, et s’y montrait aussi méritante que chez nous. Mais aussi parce que le Comice Agricole, fidèle à ses idéaux humanistes hérités des Lumières, se vouait à la diffusion la plus large du savoir et du progrès, se refusant à tout « droit de propriété sur les variétés obtenues ».

 « Ce n’est qu’après avoir examiné avec attention et vérifié la bonté des espèces contenues dans ce jardin, que la Société se décide de les répandre. Elle espère par ce moyen faire disparaître un jour, et ce jour n’est pas très loin de nous, tous ces fruits acerbes ou de mauvaise qualité qui alimentent encore en partie les marchés de nos villes, et cela à l’avantage tant des personnes qui achètent des fruits que de celles qui les cultivent pour leur consommation. »

La Société d’agriculture, science et arts d’Angers exprime ainsi le premier objectif de son Comice horticole : œuvrer pour le renouvellement des variétés de fruits. Entre fruits anciens et fruits modernes, la Société prend résolument position en faveur de la nouveauté.

Portée par une demande exponentielle (entre la fin de l’Ancien Régime et le début du XXe siècle, la quantité de fruits consommés en France a doublé), du fait de cette politique généreuse de diffusion et grâce à ses qualités propres, la poire Doyenne du Comice a conquis le monde entier, des cultivateurs aux gastronomes. À tel point qu’en 1894, le Journal d’Horticulture de Londres déclara : « The doyenne du Comice is the best pear of the World », la meilleure Poire du monde ! Assurément, aucune variété ne réunit, à un aussi haut degré, la qualité et la beauté.

Le Comice agricole d’Angers, une institution crée par Millet et Louis Pavie.

J’ai mentionné le Comice Agricole. L’histoire du Comice est indissociable de celle de Louis Pavie, un éditeur et imprimeur angevin, mais aussi un passionné de sciences naturelles et de botanique. Il devait cette passion à ses quatre années passées à l’École centrale d’Angers, alors au Logis Barrault, en compagnie de ses condisciples Toussaint Bastard et Jean-Baptiste-Pierre Guépin, qui furent par la suite de grands savants naturalistes.

Ils eurent un professeur extraordinaire, Gabriel Merlet de La Boulaye, véritable pédagogue, qui utilise des méthodes très en avance pour son époque. D’une part il ne dispense pas ses leçons du haut de sa chaire, mais n’hésite pas à emmener ses étudiants pour herboriser que ce soit dans le Jardin botanique qu’il a créé ou même en excursion dans les environs d’Angers. D’autre part il ne pratique pas l’académisme pontifiant, comme cela est pourtant facile en botanique, préférant des méthodes actives et participatives : ainsi son ancien élève Bastard nous dit : « Merlet ne nommait aucune plante à ses élèves : ce qui forçait ceux-ci à en chercher les noms par la seule application des principes qu’ils avaient reçus ». 

En 1810, Pavie prend la suite de son père à la tête de l’imprimerie familiale, qui se trouve alors rue Saint Laud. Vers 1815, Louis Pavie réunit dans sa maison, de la rue Saint Laud, la Société d’Histoire Naturelle. Participent notamment les botanistes Guépin et Bastard, et le naturaliste Millet (Pierre-Aimé Millet de la Turtaudière, né à Angers en 1783, il a vraisemblablement été élève de l’École centrale d’Angers en même temps que Pavie, d’un an son aîné) dont Pavie édite déjà les ouvrages. Cette Société eut une existence éphémère, mais les semis plantés par Pavie donneront leurs premières pousses 14 ans plus tard, sous la forme de la Société d’agriculture, des sciences et des arts d’Angers, créé en 1828, toujours avec Pavie parmi les fondateurs.

Dès 1831, cette société organise une première exposition de fleurs et de fruits, et, en 1834, elle crée, dans le Jardin du Musée, un Jardin-École pour la culture rationnelle et l’amélioration des arbres fruitiers, et dont Millet assure la direction.

Le Comice Horticole est né de la volonté de Millet, secrétaire général de la Société d’Agriculture et directeur du jardin fruitier, créé en 1834 pour accompagner le développement spectaculaire de l’horticulture angevine. Si Millet fut l’âme du Comice Agricole, le rôle de Louis Pavie est souvent passé sous silence. Il est vrai qu’il n’était pas horticulteur et ne laissa pas son nom attaché à un fruit pour la postérité[1]. Cependant il joua un rôle essentiel pour la fondation de la SASAA, dont le Comice est issu, puis ensuite il fut l’alter égo de Millet, lequel chargeait Pavie de le remplacer à la Présidence du Comice lorsqu’il devait s’absenter (cf. le compte rendu de la séance du 7 août 1842 par exemple).

Millet réunit dans ce jardin, après de nombreux voyages en France et à l’Étranger, de riches collections d’arbres fruitiers dont les greffes étaient distribuées aux pépiniéristes et aux amateurs. Des expositions, souvent très brillantes, furent organisées, donnant un nouvel essor à la culture fruitière et d’ornement C’est de cette époque que date le magnifique marché aux fleurs qui, chaque samedi, se tient encore sur les contre-allées du Boulevard Bessonneau.

En 1842, les collections cultivées ne comprenaient pas moins de 600 variétés de Poiriers, 400 de Pommiers, 58 de Pêchers, 80 de Pruniers, 54 de Cerisiers, 20 d’Abricotiers, 5 d’Amandiers, 40 de Groseillers, et 450 de Vignes.

Louis Pavie, un éditeur engagé pour les sciences naturelles

Louis Pavie mettra à profit sa situation d’imprimeur pour éditer des ouvrages naturalistes, et notamment botaniques. Il met sa presse à disposition des savants et naturalistes locaux. Ainsi, entre 1824 et 1835, sur les 66 ouvrages produits par Louis Pavie, presque 20 % sont des productions savantes, de sciences naturelles ou de médecine.

Certains ouvrages furent pionniers comme l’Essai sur la flore du département de Maine et Loire, par M. T. Bastard, professeur de botanique et directeur du jardin des plantes d’Angers, publié en 1809 et qui est considérée comme la première flore locale jamais publiée en France selon Alexandre Boreau.

Ces publications eurent une importance scientifique, car ils contribuèrent à populariser l’utilisation de la classification de Linnée auprès des naturalistes et des scientifiques, mais elles eurent aussi une importance pour l’essor économique de l’horticulture angevine  « les ouvrages de Bastard publiés par Pavie contribuèrent beaucoup à populariser dans l’Ouest la culture des plantes d’agrément et notamment des arbustes et des arbres exotiques pouvant, sous le doux climat de l’Anjou, supporter la pleine terre. C’est aussi de cette époque que date l’expansion considérable des pépinières de la banlieue d’Angers dont la réputation s’étendit bientôt fort loin. Les chefs des grands établissements horticoles d’alors, les Leroy, les Lebreton « se rappellent combien leur furent précieuses les relations qu’ils établirent avec notre Jardin Botanique et combien d’espèces s’introduisirent ainsi dans leurs Catalogues, tandis que l’activité du Directeur, stimulant le goût des jardins paysagers… leur préparait un moyen toujours renaissant d’écouler ces richesses végétales » (les Jardins publics d’Angers paru dans la Revue de botaniqueappliquée et d’agriculture coloniale, Louis Germain)

Pavie était un véritable amoureux de la nature. Pour lui elle avait deux visages. Tout d’abord un visage productif, qui permet à l’homme de vivre, et pour lequel il doit exprimer non seulement son admiration mais au-delà sa reconnaissance :

« Partagées en deux ordres bien tranchés les productions de la nature se présentent à nous sous deux aspects bien différents. À la vue de ces champs où l’épi incline sa tête pesante, de ces vallées où de nombreux troupeaux se cachent dans l’herbe épaisse, de ces vergers ou les branches se déchirent sous le poids des fruits qui les couvrent, de ces coteaux où la grappe distille sa douce liqueur ; à cette vue dis-je, nous nous souvenons que l’homme est condamné à tirer sa nourriture du sein de la terre ; et le cri de notre admiration est en même temps le cri de la reconnaissance.»

Mais pour Pavie, la nature ne serait être réduite à sa fonction productrice et nourricière, elle a aussi ne valeur esthétique et même spirituelle :

 Echelonnés par la nature sur un immense amphithéâtre, les végétaux sollicitent également notre admiration, depuis l’humble gazon, si ingénieusement nommé par Buffon le duvet de la terre, jusqu’à cèdre altier qui les domine tous. Chacun d’eux à sa place, chacun à son utilité, chacun à sa fonction. Pour le voyageurs, un arbre n’est qu’un souvenir ; pour l’exilé c’est la patrie Sous un ombrage salutaire, que de fois l’imagination a pris son essor, que de fois la douleur a trouvé son germe. Emblèmes ou personnification, les fleurs et les arbres ont une voix, un langage. […] Partout naissent à leur vue une riante pensée ou un noble sentiment ; partout un hymne non interrompu s’élève de la terre vers son créateur. »

Enfin, Pavie finit par un ode à l’Agriculture et à la vie paisible et rurale, loin des villes, dans une vie régit par l’amitié et la bienveillance réciproque :

« [L’agriculture] est un art que je chéris : aimons les champs, sachons les faire aimer à ceux qui les cultivent ; préparons-y une douce retraite, qu’elle s’enrichisse des plus beaux présents de la nature, qu’elle devienne à la foi le rendez vous de l’amitié et l’asile de l’indigence. Enfin, à l’image de ces exilés volontaires, embellissons nos derniers jours par le souvenir des arbres que nous aurons plantés et surtout des heureux que nous auront faits. »

Pour finir, Curnonsky, la Chine et les poires …

Curnonsky estimait que « le gastronome doit voyager, comme touriste, lettré, artiste, honnête homme bien entendu, mais aussi à des fins spécialement gourmandes. » On sait aussi que Curnonsky disait que  selon son expérience, la cuisine chinoise « est la seule qui se puisse comparer à la nôtre ».

Aussi pour conclure, je vous livrerai une petite anecdote culturelle sur le symbole de la poire dans la culture chinoise, qui était aussi chère à la famille Pavie puisque l’un des fils de Louis – Théodore – a traduit certains des plus grands ouvrages de la littérature chinoise dans les années 1840 ( L’Histoire des trois royaumes).

Il est de coutume en Chine d’offrir des fruits à des amis, comme nous offririons des fleurs. Si la poire est un fruit très apprécié par nos amis chinois, par contre il convient de toujours offrir des poires entières, et surtout ne jamais couper une poire pour la partager avec un ami. En effet, en Chinois, la poire se prononce « li ». Cette prononciation est identique à celle du terme « séparation, divorce ». En Chine, avec un ami on ne coupe donc jamais la poire en deux. Mais après tout, c’est aussi le cas ici : avec les amis, on ne transige pas, l’amitié est d’un bloc, entier, comme celle qui a unit Louis Pavie et David d’Angers ! Mais ceci est une autre histoire…

Thomas Pavie, Dr Vétérinaire, Inspecteur FranceAgriMer, Vice-président de l’association des Amis de Victor et Théodore Pavie


[1] La pêche Pavie n’a rien à voir avec la famille du même nom, mais avec le village de Pavie dans le Gers, d’où elle est originaire.